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Tiré de Energetic Perspectives
Perspectives VI - numéro 430
Noir = Jocelyn
Bleu = Steve

La parole est d'argent, mais l'âge est d'or
Un graphoroman signé Jocelyn Savage et Steve Gagnon
du 20 au 26 janvier 1989

N.B. Les noms des auteurs ont été changés pour préserver leur anonymat. Toute ressemblance avec des personnes reliées de près ou de loin à la production de ce cahier est plus qu'absolument fortuite.

Visa d'exploitation: XX/I/MCMLXXXIX

La scène se passe ailleurs de l'endroit où vous lisez ces lignes. Elle se passe plus précisément à St-Calixte-de-Valois, un minuscule bourg entre l'Arctique et l'Antarctique où les feuilles tombent en automne et les automobilistes poussent en hiver.

En ce temps-ci de l'année, le village, enterré sous la neige immaculée, selon la conception qu'en ont les habitants, vit dans un marasme profond. Assez pour entendre ladite neige tomber…

Dans une maison, assez volumineuse pour qu'y vivent des gens, des gens vivent. Ils sont douze: un frère, et sa sœur, le voisin et sa voisine, le maire, la paire (c'est son surnom), le père, la mère, trois oursons et, enfin, Boucle d'or.

Malheureusement, l'action de cette histoire ne se passe même pas dans cette maison et ne concerne aucunement les personnages qui y vivent. Elle se passe plutôt dans une modeste demeure. Et elle ne fait que passer, justement, les propriétaires étant en vacances depuis si longtemps que même les araignées ont arrêté de faire des toiles dans la maison. Donc, l'action se déroule plutôt à l'hôtel, où il y a obligatoirement quelqu'un, et nous dirions même plus, quatre personnes âgées, locataires d'une chambre qu'elles louent. Ainsi donc, présentons-les: il y a Max Bougrès, 228 ans, rentier et sénile; Virginia Drolet, de 457 ans son aînée, vivante et malade; Agrès Gribouille sa mère, plissée et rabougrie, et enfin Gilles Bougrès, le frère de Max, de 309 ans son cadet, énervant et plus glandulaire qu'un humain. Ainsi donc, ces personnes vivent et elles vivent bien.

Ensemble dans la chambre depuis le début de l'hiver, ils attendent paisiblement que l'autre hiver arrive, comme ils le font depuis 757 ans de génération en génération. Dans la chambre, il y a des meubles, description fort rudimentaire puisque l'on aurait pu dire du mobilier qu'il est fort rudimentaire, rustique et, pourquoi pas, sommaire.

C'est dans cette chambre que se produira la tragédie que nous allons vous décrire maintenant, sous vos yeux ébahis.

Pendant que Virginia enlève les feuilles mortes de la jardinière, Max en jette d'autres au fur et à mesure, pour entretenir son arthrite. Max déteste les feuilles mortes… Gilles, lui, est occupé à peigner Agrès avec une fourchette et un râteau miniature en plastique sur lequel il est écrit: «Quand on n'a plus de cheveux, on trouve les cheveux longs ridicules» et Gilles ratisse. Lui aussi hait les feuilles et il s'est juré, depuis un très long bout de temps, que les feuilles et les cheveux allaient disparaître totalement de la surface de la planète avant qu'il ait le temps de se faire ratisser la tombe par le gardien du cimetière.

Avant que les autres n'aient le temps de réagir, Gilles prend Agrès et lui «pète» la tête dans le fond du sink. La pièce s'emplit d'un fulgurant «Ksbrvoonktszzz!» qui fait vibrer les pans de murs pourris. Proprement, le sang macule le crâne de sa mère selon une tache très design qui fait penser vaguement à l'art Polono-Soviet. Plouk…

Max, désireux de ne pas se laisser surpasser par son frère, prend une feuille morte par terre et la projette violemment vers Virginia dans un but plus que compétitif, et la regarde (Virginia) d'un air étrange qui semble vouloir dire «Meurt donc, vivante!» La feuille, sourde comme un pot, poursuit sa course folle vers Virginia qui, affolée, se jette par terre pour éviter le végétal en furie et, dans son malheur, se brise la hanche et le crâne à 939 endroits. Max, dans un élan de sadisme jouissif, s'avance vers Virginia et patatra! Il la piétine jovialement et sous le bruit des os qui craquent, se revoit, petit enfant, broyant des feuilles mortes sous ses pieds en criant: «Crouk! Crouk! Crouk! Vive l'automne!»

Et là, Max se retourne vers Gilles. Les deux frères se regardent avec des yeux qui veulent dire «Courons l'un vers l'autre au ralenti et sautons-nous dans les bras» et se mettent à courir l'un vers l'autre au ralenti avec la ferme intention de se sauter dans les bras. «Max!» s'écrie Gilles. «Gilles!» s'écrie Max et l'interminable distance qui les sépare se rétrécit. C'est à ce moment que Max, horrifié, se rappelle avec horreur qu'il avait, lors de la Révolution française, évité de justesse une horrible salve de baïonnette qui lui était destinée, laquelle salve entre in extremis par la fenêtre pour agrandir les pores de peau de son derme de façon évidente et «cloue» le bec à Max pour l'éternité.

Gilles, pantois, les bras pendants, la bouche grande ouverte, les pieds dans ses souliers, les cheveux sur la tête, le nez dans la figure, se met à pleurer, les larmes aux yeux, il pleure des larmes d'eau salée. Et sur la plage de ses yeux, le clapotis de la mer par l'intermédiaire de ses vagues se fait entendre dans la pièce résonnante.

Il pleure ainsi jusqu'à plus soif, déshydratant, déshydraté, et déshérité, sec jusqu'à la moelle, comme les feuilles sur le plancher. Et, maintenant sans témoin aucun, Gilles, comme un grand, meurt par terre, à l'ombre de la jardinière et par la fenêtre brisée des chaux rayons ultraviolets modifiant la chlorophylle d'une photosynthèse vivace. La plante revit à l'insu de la pile de cadavres désoxyribonucléiques et dédésoxyribonucléisés…

EPILOGUE

832 ans plus tard, Barda Gribouille, le mari d'Agrès entrepreneur de râteaux funèbres, entreprit d'entreprendre, entre autre entreprises, de ratisser le nouvel espace vert qu'il avait sous les yeux. Malheureusement, il fut percuté lâchement par un râteau nonacentenaire sorti d'on ne sait où, et mourut sur le coup instantanément. Le temps était vieux. On l'a tué. Il est mort. Il était temps.

La parole dort, et l'âge est mort.


© 1989
Jocelyn Gagnon et Steve Savage

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