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Collaboration par courrier électronique
Dernière mise à jour: 15 juin 2006
Noir = Jocelyn
Bleu = Pascalou

En attendant d'avoir un titre
par Jocelyn Gagnon et Pascalou
en cours depuis le 20 janvier 2002

Comme tous les mardis soirs, l'homme descendit près de l'entrée nord et marcha un peu le long du canal. Cependant, contrairement aux semaines précédentes, je remarquai que son pas était plus alerte. Pour une raison qui m'était encore inconnue, la démarche nonchalante de mon homme s'était tranformée en une allure preste et nerveuse. Arrivé à l'endroit habituel, il jetta un rapide regard alentour et se fondit dans les ombres du parc.

Je dus accélérer moi-même le pas pour ne pas le perdre, et je regrettais mon étourderie de ce soir-là: j'avais mis des talons hauts en ne m'imaginant pas que ma filature allait se faire plus rapide que d'habitude… «Il est entré dans le parc, dis-je tout haut.» «C'est bon, répondit une voix dans mon oreille, je l'ai.» Je repris mon pas régulier et me dirigeai dans la direction générale de notre homme, croisant au passage un couple d'amoureux sur un banc le long du canal, dont les étreintes étaient à la limite de la décence. J'eus tout à coup hâte de retrouver mon amant, mais je me forçai à me concentrer sur le parc, et je quittai le canal quelques instants plus tard.

Quelle mouche avait bien pu le piquer? Alors que je me perdais dans des conjonctures sans fin, celui-ci s'arrêta net. Il sembla hésiter un moment. Il pivota sur lui-même et revint sur ses pas. Merde! C'était pas prévu, ça! Alors que je me concentrais pour ne pas focaliser mes yeux sur lui et que mon supérieur déversait ses consignes débiles à travers mon oreillette, il me croisa par la gauche et se dirigea vers la sortie du parc. «Tu le suis! Suis-le!» J'allais répondre mais je préférai laisser tomber. A nouveau, j'emboîtai le pas de l'homme et le filai dans la nuit tombante.

C'était un tout nouveau trajet pour lui, j'en étais venue à me demander s'il faisait autre chose de sa vie, s'il connaissait même le reste de la ville! On entrait carrément dans du matériel original, ce soir-là, je le sentais! Il franchit le canal par le deuxième pont, celui que tout le monde appelait le Pont Pied, à cause d'une sorte d'histoire un peu idiote dans laquelle une femme avait éteint un incendie en piétinant les flammes. L'histoire n'aurait même pas été publiée si ce n'avait été d'un photographe qui l'avait bien cadrée au bon moment, remportant un prix de photojournalisme qui avait sidéré la communauté journalistique par son inutilité. M'enfin…

Ma filature se poursuivait déjà depuis plus d'une heure quand je réalisai soudain que nous venions de repasser au même endroit qu'une demi-heure plus tôt. Je me perdis à nouveau dans des hypothèses extrêmement farfelues et des théories de haut vol qui ne volaient pas bien longtemps. Puis, nous arrivâmes à nouveau à un endroit par lequel nous étions passés et là, pour la première fois de la soirée, une pensée achevée et claire réussit à percer ma structure mentale. Depuis des heures, mes réflexions se perdaient en analyses et synthèses et je luttais sans relâche contre les assauts des pensées anecdotiques. La pensée claire, si inédite, si pertinente, se concrétisa en ces mots que je lançai à mon micro-cravate : «Avez-vous tracé notre itinéraire?»

À l'autre bout de mon oreille, surpris par ma question, la voix resta de glace. Ça tombait bien, je me demandais si mon interlocuteur avait lu Cité de Verre de Paul Auster, et je me disais que si c'était le cas, il aurait pensé que je blaguais. Mon oreille se mit à me parler: «Oui, j'ai noté l'itinéraire. Depuis quatre-vingt-dix minutes, vous avez fait sept fois le même trajet. J'attendais que cela fasse neuf fois, parce que c'est un diviseur de quatre-vingt-dix et qu'il doit bien avoir un truc.» Quel idiot, celui-là! Quand il ne me drague pas maladroitement, il élabore des théories de conspiration qui feraient rougir de honte un millénariste défroqué… Néanmoins, et à ma grande surprise, la répétition de trajet cessa justement lorsque nous eûmes fait le neuvième tour, car mon homme tourna à droite en sortant du Pont Pied et se dirigea d'un bon pas vers un pub mal famé, le Trèfle à deux tiges, où il entra sans frapper.

«Allez-y», me lança sans surprise la voix dans l'oreillette. Je me dirigeai donc vers le pub dont le brouhaha intérieur me parvenait déjà. Des milliers de conversations egrenées à bâtons rompus fusaient dans l'air humide et saturé de fumée de cigarettes. Une musique jouait mais je ne reconnus pas la chanson. Je pris mon temps pour dégrafer mon manteau et pour balayer la salle d'un ample regard. Aucune trace de mon homme. J'arrivais près du comptoir quand je réalisai soudain que j'étais probablement la seule femme présente.

Je pris alors le temps de revoir la salle sous un autre angle, disons anthropologique, pour jauger le potentiel. Je pus voir assez rapidement que bien des clients s'étaient aperçus avant moi que j'étais probablement la seule femme présente… L'un d'entre eux semblait d'ailleurs perdu dans ses pensées, le regard fixé sur mes talons hauts. J'esquissai un sourire et le regardai pendant un moment. Il finit par s'apercevoir que je le regardais, me regarda dans les yeux et me rendit mon sourire avec un clin d'oeil furtif. Puis, il détourna les yeux, se leva et marcha vers un corridor que je n'avais pas remarqué et qui s'enfonçait, mal éclairé, à la droite du comptoir. Après un troisième coup d'oeil sur la salle, pour bien m'assurer que mon homme ne se cachait pas subtilement dans un des groupes de buveurs, je décidai de suivre l'amateur de talons hauts, en me disant que mon homme n'avait pu s'éclipser que dans cette direction.

Pourtant proche de la salle principale, le corridor me sembla étrangement silencieux. Étroit, vide et silencieux. Malgré le tapis rouge sur le sol, je pus entendre grincer les lattes du plancher. Le couloir était désert et il faisait un angle droit au fond. Mon second énergumène avait dû partir par là et je m'avançai lentement. «Je m'avance dans le corridor à droite du comptoir». Il fallut quelques secondes pour que je m'entende répondre: «Ça grésille, là, attends…» Comme je ne pouvais attendre, je m'approchai de l'angle et regardai dans le couloir perpendiculaire. Vide. Au fond, une lourde porte en fer. Les sons de la salle me parvenaient maintenant déformés et paraissaient très lointains. L'impression s'accentua tandis que j'avançai vers la porte fermée. Arrivée là, plus aucun bruit. Mon oreillette ne sifflait même plus. J'approchai ma main de la porte métallique. Elle était très froide.

Il y eut un phénomène étrange : au moment où je touchai la porte, j’entendis de la musique dans mon oreillette, quelques notes de jazz, du bebop plus précisément. Je tournai la poignée, tirai la porte vers moi et fut saisie par l’air frigorifique qui sortit de derrière. La musique se tut une fois la porte ouverte. Changement de décor assez surprenant: je me trouvai devant un escalier de pierre qui descendait en tournant tout de suite vers la gauche, éclairé faiblement par des flambeaux disposés de façon irrégulière. Je refermai la porte derrière moi et me mis à descendre dans ce froid sec et saisissant. Je ne pouvais continuer à porter mes talons hauts, dont le bruit allait me trahir maintenant que l’environnement était silencieux et sans tapis rouge. Je décidai de les enlever, et me résignai à descendre pieds nus les marches de pierre froide. Cent-soixante-trois marches plus tard (je comptais pour détourner mes pensées de mes pieds froids…), j’atteignis une nouvelle porte en fer, semblable à l’autre. En m’en approchant, même phénomène : quelques notes de bebop se firent entendre dans mon oreillette. Intrigant, me dis-je. Cette porte-ci était heureusement plus tiède. Je l’ouvris.

La porte s'entrouvrit légèrement sur un couloir capitonné en velours rouge. Comme celui-ci était éclairé par une lumière diffuse, je ne puis qu'entrapercevoir les arabesques farfelues parcourant les murs. De curieux motifs récurrents qui assoupirent un peu mon esprit. En effet, je réalisai avec un temps de retard que des chuchotements avaient débuté derrière une tenture pourpre à ma droite. J'enlevais mon oreillette pour mieux entendre. Impossible de comprendre l'étrange murmure. Sur la pointe des pieds, je m'approchai en silence de la tenture et tendis à nouveau l'oreille.

Je crus distinguer trois voix. La première, vraisemblablement celle d'un responsable de je-ne-sais-quoi, était posée, sans hésitation, claire. Je ne réussissais pas à distinguer les mots, toutefois. La seconde voix se contentait d'acquiescer avec des «hm-hmm», et devait être celle d'un subalterne. Enfin, la troisième voix était une voix féminine mais dure, qui ajoutait des syllabes à la fin des phrases de l'homme à la première voix. Je mis la main au fond de ma poche et fermai l'interruteur de mon oreillette, au cas où le contact reviendrait et un son trahirait ma présence. Quelques minutes passèrent ainsi, sans que je ne puisse distinguer les mots que s'échangeait l'invisible trio. J'avais beau me concentrer du mieux que je pouvais, je n'entendais que les voix…

Je me maudis intérieurement de n'avoir pas emporté un micro amplificateur. Mais pourquoi n'arrivais-je pas à les entendre? Pourtant, ces mots étaient parlés si près. Quelle rage! Dire que lorsque j'étais rentré dans l'Organisation, c'était un de mes points forts. Je m'en souviens encore, Blacky m'appelait «Oreille d'or» quand il voulait se moquer de moi. Vieillesse, impotence, angoisse. Mais alors, pensais-je, suis-je aussi rouillée dans mes techniques de déplacement silencieux? Et si je suis découverte, pourrais-je en neutraliser autant qu'avant? Et une fois prise, est-ce qu'ils cèderont à mes charmes? Mon charme? Crampes, absences et tremblements. Et cette maudite oreille qui n'entend toujours rien.

J'eus une poussée d'adrénaline lorsque je les entendis se déplacer plus clairement vers moi. Je n'avais pas d'endroit où me cacher, et si j'avais couru vers la porte, j'aurais certainement fait du bruit, et aurait été assurément découverte. Momentanément paralysée par l'indécision, je n'eus pas le temps de fuir, et la seule chose qui ne devait pas arriver arriva: on ouvrit brusquement la tenture! Je me retrouvai face à face avec un groupe de quatre personnes: mon homme, une très jeune femme, rousse et à l'air sévère, l'amateur de talons hauts, que je vis regarder machinalement mes pieds, et une seconde femme, d'âge mûr et à l'allure distinguée. Ils me dévisagèrent très durement, et nous fûmes tous figés dans cette position durant un instant.

- Qui vous a fait entrer ici? s'étrangla la vieille, dont le col boutonné allait craquer.

- Qui êtes-vous? demanda le talonhautophile, visiblement surpris.

- Qui vous envoie? questionna sèchement la rouquine.

- C'est elle, dit simplement mon homme.

- Ha! firent les trois autres.

Et nous restâmes à nouveau figés dans l'incertitude la plus absolue. Chacun d'eux me jugeait du regard, certains très bas sous la ceinture, d'autres très fixement au fond des yeux.

Je me mis immédiatement à sourire le plus familièrement possible, et adressai illico la parole à mon homme, espérant dérouter l'atmosphère en faisant croire aux autres que nous nous connaissions bien. J'avais tout de même une longueur d'avance: je le connaissais tout de même un peu, après avoir étudié son dossier à maintes reprises dans les derniers mois, perçant graduellement le mystère dont il s'entourait avec un soin farouche.

- J'espère que je ne te dérange pas. Je te suivais pour vérifier si je pouvais compter sur toi.

Fort étrangement, mon homme fut plus soulagé que surpris par mes propos.

- Je me... Je vous avais bien dit que j'avais quelqu'un pour l'affaire. Je vous présente Dorothée. Elle est très compétente.

- Elle est très curieuse aussi, dit jalousement la très jeune femme.

- Je me porte garant pour elle.

- Après le dernier coup foireux que tu nous as fait, tes garanties valent moins que de la crotte de yak! répondit sèchement la petite rousse.

Je notais intérieurement ce détail. Même si la très jeune femme parlait sans accent, ma formation avancéee en roman d'espionnage m'indiqua que cet indice inopportun sentait bon le goulag.

Dorothée. Ça ne m'allait pas si mal, pensais-je. J'essayais de m'imaginer un amant me chuchotant "Dorothée..." à l'oreille dans un soupir romantique. Je pourrais vivre avec ce nom sans problèmes si on m'y forçait, me disais-je. Je le trouvais espiègle à souhait.

- Bravo, dis-je. La confiance règne!

- C'est que Philippe, reprit la rousse, et vous le savez sûrement, a la fâcheuse habitude d'oublier des détails importants lorsqu'il présente ses plans. Ça met parfois certaines personnes dans le pétrin...

Sur ces mots, les yeux se détournèrent de moi pour se fixer tous sur lui, à quoi il réagit avec un bref sourire subtilement empreint d'un évident malaise. Ma mission allait peut-etre se révéler moins ardue à exécuter que je ne le croyais.


(la suite ici, bientôt, au fur et à mesure…)

© 2002, 2003, 2005, 2006
Jocelyn Gagnon et Pascalou


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